Les Gens Pensent Que Je Suis Tessinois - Part I

C’est sérieux, c’est toujours pareil. Apparemment j’ai un accent étrange, relativement difficile à placer, paraît-il. Alors les gens me demandent, “alors, vous venez du Tessin?”

Ben oui, vous voyez mon nom de famille? Je fais partie des fameux tessinois polonais, les “Luganiski”. On mange des pierogis farcis au risotto, c’est mortel.

Evidemment la question qui suit c’est “et vous venez d’où déjà?”, parce qu’il est vachement important de savoir d’où on vient. On parle différemment aux gens suivant leur origine. Non, mais c’est vrai. Moi par exemple lorsque je me retrouve devant des argentins je leur parle en espagnol, voyez vous. Si je leur parlait en français ils me regarderaient avec un oeil éberlué qui varierait de l’émerveillement a l’incompréhension la plus absolue.

A moins qu’ils ne parlent français, ce qui arrive plus souvent qu’on ne le pense, mais généralement on ne l’apprends qu’après les avoir envoyé paître en français, ce qui n’apprécieront pas forcément.

Ah parce que je vous ai pas dit, en fait je viens d’Argentine, oui. Vous savez, là-bas le français c’est génial pour draguer. Ah, non, mais c’est énorme. Je ne sais pas pourquoi, mais cela explique pourquoi on dit que Buenos Aires c’est le “Paris de l’Amérique Latine”; en fait on a aussi un périf, des présidents corrompus, une équipe de foot qui a su gagner des titres il y a très longtemps, et une équipe de rugby qui promet d’aller très loin un jour.

Parce que comme je disais, je viens de l’Argentine. Un jour de 1987 je me rappelle que j’ai reçu une lettre de l’ambassade Suisse, et il y avait à l’intérieur un document qui disait en allemand, français et italien que j’étais suisse. Evidemment je ne l’ai pas su tout de suite, car je ne parlais ni allemand, ni français, ni italien; je suis donc allé au bar le plus proche pour appeler ma mère au travail - oui, on n’avait pas le téléphone. En fait, il y avait 5 ou 6 téléphones dans un rayon de 1000 mètres autour de la maison. Il devait y en avoir plus, mais les voisins qui en avaient un le gardaient en secret, parce qu’ils voulaient pas le prêter, ben oui vous vous imaginez bien qu’aider les gens qui ont besoin d’une ambulance ou d’appeler la police ou les pompiers, ce n’est pas pratique, surtout lorsque cela arrive souvent.

Du coup j’ai fait les 500 mètres qui me séparaient du téléphone disponible le plus proche. C’était dans un bar, un vieux bar avec une grosse montre Longines accrochée au mur (quand je dit grosse, je veux dire du genre un mètre de diamètre) avec l’effigie de Carlos Gardel à côté. Ce bar se situait a l’intersection de Arenales et Azcuénaga, dans le quartier de Vicente Lopez. Evidemment cela ne vous dit rien, mais s’était aussi le terminus de la ligne 133, a l’époque ou elle s’arrêtait dans le bas Vicente Lopez, ce qui, comme vous vous en doutez certainement, ce n’est plus le cas, et en plus, cela n’a pas le moindre rapport avec ce que je vous raconte.

Donc je me suis rendu a ce bar, le vieil Espagnol qui le tenait me connaissait déjà. Dans le salon on entends un tango. On est bien en Argentine. Je le salue, je lui demande si on peut utiliser le téléphone, il me répond par l’affirmative. Je me dirige vers le téléphone en question, je décroche.

Pas de tonalité. Je le fais savoir a l’espagnol, qui me dit que depuis hier il n’y a pas de tonalité. Je me demande pourquoi il ne m’a pas dit cela avant de décrocher.

Miracle, quelques secondes plus tard, alors que j’étais a point de raccrocher, la tonalité se fait entendre. Je lui dit qu’il y a tout à coup la tonalité. Il me dit que oui, qu’après quelques minutes la tonalité apparaît toute seule. Je me demande pourquoi il ne me l’a pas dit avant.

Bref, j’appelle ma mère (il faut se dépêcher, il pourrait y avoir d’autres surprises imprévues et pas encore révélées par l’espagnol). Je raconte a ma mère a propos de la lettre. Elle me demande si j’ai mangé à midi. Je lui dit que oui et qu’il y a une lettre de l’ambassade. J’entends qu’elle parle a une collègue de travail. Elle me demande si ça a été ce matin au collège. Je lui dit que oui et je pense, en secret, que tout cela m’agace un peu. Cela fait 5 minutes que j’essaie de savoir ce que cette foutue lettre de l’ambassade veut dire et ni l’espagnol ni ma mère semblent s’en soucier. Bref.

Ma mère réagit ensuite a l’histoire de la lettre de l’ambassade, et me demande tout naturellement “ah oui! Et qu’est-ce que dit la lettre?”. Ma réponse est simple: “Je ne sais pas, c’est en allemand, français et italien”. Il faut dire que bien que je prenais des cours de français après le collège, mon niveau n’était pas à la hauteur d’une lettre officielle de l’ambassade, loin de là. Tout juste si je pouvais demander un café au lait avec des croissants au monsieur Dupont à Paris. Et Paris ce n’est pas en Suisse, alors c’est mal parti, parce qu’ici c’est plutôt un renversé, ou même un schale mit gipfeli bitte, alors tu vois de quoi ça m’a servi d’apprendre le français au collège a Buenos Aires.

Comme ma mère était très contente d’avoir reçu la lettre, je la lui lit; comprenons-nous bien; je la lui lit en espagnol; je lis du français comme si s’était du castillan. Je vous laisse le soin d’imaginer le résultat d’une telle opération.

Je pense que ma mère a eu pitié de moi et n’a pas trop rigolé. Mais elle avait compris le fond de la question: j’avais reçu la nationalité suisse.

(à suivre)